Covid-19 et l’urgence d’une refondation de l’économie tunisienne

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Le transport, la restauration, l’hôtellerie, l’habillement et le textile constituent les secteurs les plus impactés par la crise du Covid-19 en Tunisie. Ils ont en effet été les plus exposés aux mesures de confinement imposées par les autorités tunisiennes et donc aux chocs à la fois d’offre et de demande. Cependant, comme le montre une récente étude du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) qui analyse la vulnérabilité des ménages tunisiens et des micro et très petites entreprises, c’est la totalité des secteurs d’activité qui subit les répercussions de la crise sanitaire.

Pour aider les entreprises du pays à faire face aux multiples difficultés qu’elles doivent surmonter dans cette conjoncture inédite, l’Etat tunisien a annoncé des mesures de soutien exceptionnelles.

Des mesures de soutien inadaptées qui sanctionnent les entreprises de petite taille

Annoncées en grandes pompes, plusieurs mesures et aides d’urgence ont été prévues par le gouvernement au profit des entreprises tunisiennes. Pour les Très Petites Entreprises / Petites et Moyennes Entreprises (TPE/PME), elles ont pour la plupart pris fin le 30 juin 2020. Elles incluaient notamment :

  • le report de paiement des impôts et des cotisations sociales, à compter du 1eravril et pour une durée de 3 mois ;
  • le report des dépôts des déclarations d’Impôt sur les Sociétés (excepté pour les entreprises soumises à l’Impôt sur les Sociétés au taux de 35%) et la suspension des délais de prescription et de contrôle fiscal jusqu’au 30 mai 2020 ;
  • le relèvement des quotas d’écoulement des productions sur le marché local pour les entreprises exportatrices ;
  • le report des échéances bancaires ou de leasing échues entre le 1ermars et le 30 septembre 2020, avec possibilité d’octroi de nouveaux crédits ;
  • la création d’un comité de suivi des entreprises les plus impactées par la crise : celles-ci ont la possibilité de rééchelonner leurs dettes fiscales sur 7 ans, et les pénalités de retard sont suspendues pour une période de 3 mois à compter du 1er avril 2020.

Ces mesures sont censées apporter des solutions en urgence aux entreprises sous tension à cause du manque de liquidités, de l’arrêt de la production et des annulations de commandes, mais aussi leur permettre de faire face aux conditions de fonctionnement imposées par le protocole sanitaire de l’Etat.

 Elles comportent cependant deux limites principales. Tout d’abord, elles ne concernent pas les micro-entreprises qui emploient 5 personnes au maximum. Celles-ci représentent pourtant 97,4% des entreprises tunisiennes et emploient plus d’un million de personnes selon l’édition 2018 du Registre National des Entreprises. Par ailleurs, telles qu’elles ont été conçues, et au vu du timing de leur proclamation, ces mesures ont été rapidement décrites par des entrepreneurs désabusés comme des mesures « poudre aux yeux », ciblées pour les « puissants » et les « rentiers », mais aussi comme la copie maladroite ou le succédané de mesures prises par des pays européens.

Ce mécontentement est allé grandissant quand plusieurs mesures n’ont pas été appliquées dans les faits. Cela s’est notamment traduit par:

  • l’application de pénalités de retard sur le dépôt des déclarations fiscales mensuelles et les cotisations sociales exigibles pendant la période de confinement ;
  • l’absence de contrôle par la Banque Centrale de Tunisie de l’application d’intérêts supplémentaires sur les échéances des crédits objets de report, pourtant interdits ;
  • la lourdeur des procédures de demande et la multitude des plateformes mises en place pour bénéficier des aides ;
  • le retard accusé dans le traitement des demandes et dans le déblocage des aides.

En particulier, beaucoup d’acteurs-clés se sont retranchés derrière une explication procédurale tatillonne, typique d’une société développant de plus en plus une culture mortifère en pleine crise de Covid-19 : « nous n’avons pas encore reçu la circulaire, revenez le mois prochain ».

Pis encore, compte tenu du caractère limitatif des critères imposés par l’Etat pour bénéficier des aides, les entreprises qui ont maintenu leurs activités pendant la période de confinement général, même à un niveau très bas, et ne se sont pas déclarées en chômage technique ne peuvent bénéficier d’aucune des mesures de sauvetage prévues.

L’Etat décide donc de pénaliser certaines TPE/PME créatrices de richesse qui ont mis en œuvre un plan de continuité d’activité en période crise. Il entend même les contraindre à payer des taxes conjoncturelles, les sanctionnant ainsi pour avoir tenté, par de la résilience, de survivre à une crise globale.

Aujourd’hui, il y a consensus sur le fait qu’au lieu d’apporter des solutions réelles aux TPE/PME, les mesures de « sauvetage »  semblent avoir pour objectif de soutenir des secteurs puissants qui ont su « vendre » aux politiques leur sauvetage, mais aussi de faire taire la grogne des chefs d’entreprises en leur imposant un « parcours du combattant » de l’administration. Il y a une injustice fondamentale dans la manière dont l’Etat tunisien sauve les entreprises post-Covid : il sauve un entrepreneur qui emploie 5000 personnes, mais ne sauvera pas 1000 entrepreneurs qui emploient 5 personnes. Le corollaire sera que l’on continuera à marcher sur la tête, en faisant payer toujours plus les bons contribuables, qui vont se raréfier, pour renflouer des entreprises non-performantes qui handicapent l’économie du pays.

Oser des procédures fast-track percutantes et innover pour éviter le crash

Face au constat de semi-échec du plan de sauvetage d’urgence mis en place, l’Etat doit réviser les mesures annoncées et oser prendre des décisions courageuses, qui favorisent la création de valeur, même si elles déplaisent à certains habitués aux largesses de l’Etat.

Ceci doit se faire à travers la mise en place de procédures rapides, ciblées par secteur d’activité, réservées exclusivement aux TPE/PME, et qui permettraient de :

  • soulager celles qui souffrent d’une panne de trésorerie et leur permettre l’obtention rapide de crédits de gestion à des taux bonifiés ;
  • offrir un moratoire pour le paiement des charges fiscales et des cotisations sociales ;
  • maintenir l’activité à travers la mise en place de procédures rapides pour accéder aux marchés publics ;
  • répondre aux besoins spécifiques des micro-entreprises ;
  • concrétiser les partenariats public-privés (PPP) spontanés et non structurés mis en place dans l’urgence pendant la période de confinement.

Rendre l’environnement économique plus propice à l’investissement et à la création de valeur

Pour mettre en œuvre un véritable plan de sauvetage de l’économie, et jeter les bases d’une refondation, l’Etat tunisien doit avant tout assainir l’environnement des affaires, et en changer les mécanismes actuels, destructeurs de valeur. Il est impératif d’encourager les entrepreneurs les plus performants à créer leurs TPE/PME, à offrir de l’emploi, et pour ce faire, desserrer graduellement les trois câbles d’acier qui étranglent jusqu’à l’asphyxie l’entrepreneur tunisien : les procédures douanières, la possession de devises, l’administration (à rapprocher du cadre juridique révolutionnaire du Startup Act Tunisien). La richesse de certains en Tunisie s’est construite en Tunisie sur leur capacité à jouer de ces trois contraintes fortes et à en tirer profit, alors que pour les autres entreprises elles ont simplement entravé leur développement. Si une refondation du système, aujourd’hui indispensable, est mise en œuvre, il sera possible de taxer des entreprises tunisiennes prospères et non pas des entreprises exsangues.

L’Etat doit ainsi s’atteler à alléger les procédures administratives et les restrictions douanières, assouplir la réglementation de change, permettre aux PME/TPE la détention de devises, maintenir une stabilité dans la législation fiscale, réduire les taux d’imposition et augmenter l’assiette pour soumettre à l’impôt ceux qui doivent l’être, au lieu de toujours annoncer des stratégies très optimistes et de ne jamais les mettre en œuvre, comme nous y ont habitué les gouvernements précédents.

Dans une même optique, la Tunisie doit oser des changements courageux et rompre avec un système de castes qui réserve les activités les plus rentables, ainsi que l’accès aux financements et subventions, les lettres de crédit, les marchés de l’Etat, les facilités en termes de procédures administratives et douanières, à des groupes puissants et privilégiés, qui accumulent les avantages dans un marché oligopolistique. Cela signifie mettre un terme décisif à l’économie de rente et au phénomène de concentration de l’économie.

Cette urgence tire sa légitimité de deux impératifs :

  • Soutenir la création de valeur

Les innombrables initiatives impulsées en pleine crise du Covid-19 ont démontré la capacité tunisienne à innover et à produire des solutions individuelles en un temps record, à très forte valeur ajoutée : création de robots, de machines de désinfection, de respirateurs artificiels, développement de logiciels de détection précoce du virus, etc.

Cette dynamique a été amorcée au niveau local dans tout le pays grâce à un capital humain compétent, mobilisé localement et auto-investi de la responsabilité de sauver sa région, sa ville, sa famille du Covid-19. Durant cette période, en quelques semaines, des pans entiers du commerce ont par exemple basculé agilement vers le e-commerce et la livraison à domicile.

Cette dynamique observée au niveau régional et local doit désormais être fortement soutenue par l’Etat pour maintenir cette culture de l’innovation, de l’agilité et de la création de solutions/services.

  • Maintenir la cohésion sociale

Si le gouvernement tunisien opte pour la solution de facilité, c’est-à-dire privilégier la consanguinité, en soutenant les acteurs économiques rentiers et les entreprises non-productives qui doivent être assistées de manière récurrente et continuer à détourner pudiquement le regard du secteur informel qui se développe à grande vitesse, cela sera au détriment de ceux qui produisent ou aspirent à produire de la valeur légalement. Le gouvernement risque là d’actionner les leviers d’un effondrement des TPE/PME ou de les pousser dans l’informel, et de provoquer ainsi une explosion sociale et une crise économique majeure dangereuses pour le pays.

Un sauvetage possible, mais soumis à conditions

La Banque Mondiale anticipe que la pandémie de Covid-19 va engendrer la plus forte récession de l’économie globale depuis la Seconde Guerre mondiale. La Tunisie y sera en première ligne. Avec un taux de croissance négatif pouvant dépasser les 6%, les répercussions seront dévastatrices pour l’économie du pays, et plus précisément pour les TPE/PME, si des solutions pour répondre à la phase Post-Covid ne sont pas enclenchées à temps.

Néanmoins, le sauvetage des entreprises de petite et moyenne taille est encore envisageable, si l’Etat démontre une volonté réelle de mettre en œuvre des mesures pensées pour la Tunisie, tangibles, faciles à enclencher et ayant un impact immédiat.

Cela implique d’abord de poser le bon diagnostic sur la réalité des TPE/PME tunisiennes et de faire l’effort de les inviter afin de les écouter, de comprendre et de supprimer de manière décisive les contraintes qui leurs sont imposées.

Ensuite, il s’agira d’enclencher une dynamique positive sur le court terme pour soutenir en urgence l’entreprenariat, l’innovation et les initiatives privées. Pour cela, il faut cesser de sanctionner les entreprises de petite taille et œuvrer pour l’inclusion du secteur informel.

Sur le long et moyen terme, il faudra élaborer une stratégie de relance ciblée, revoir le modèle de développement désuet et rompre avec la culture d’assistanat des entreprises lourdement endettées et non-rentables pour libérer le pays du spectre de la faillite, épée de Damoclès qui pèse en permanence sur son économie.

 

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Covid-19: la crise de trop pour les enterprises tunisiennes?, 26 June 2020